L’un des géants industriels du CAC40 va-t-il déménager sa cotation principale à New York? «Ce n’est pas décidé, on l’étudie», a souligné Patrick Pouyanné lors de son audition par la commission d’enquête du Sénat sur TotalEnergies, Rassurant, le PDG du groupe pétrolier a précisé que son siège social resterait quoi qu’il arrive en France. Il n’empêche : l’annonce vendredi 26 avril, dans le journal Bloomberg, que le groupe français pourrait déplacer sa cotation principale loin de la place de Paris, qui garderait une cotation secondaire, a jeté un pavé dans la mare. L’entreprise pétrolière, qui se diversifie depuis plusieurs années dans les énergies renouvelables. Elle se plaint d’un désamour des investisseurs européens pour son modèle, plus vertueux que celui de ses pairs outre-Atlantique, mais encore largement basé sur les combustibles fossiles.
Freiné par les normes ESG
«J’observe que la base d’actionnaires européens de TotalEnergies diminue, notamment la base française, en partie car les politiques ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance ndlr) en Europe ont plus de poids [...]. À l’inverse, les actionnaires américains achètent notre action», a résumé Patrick Pouyanné devant le Sénat pour expliquer pourquoi il étudie, à la demande du Conseil d’administration, une éventuelle cotation à New-York.
Selon les chiffres transmis par TotalEnergies à L’Usine Nouvelle, la part de l’actionnariat européen continental est passée de 51% à 44% du capital entre 2012 et fin 2023, alors qu’au même moment, la proportion d'actionnaires des Etats-Unis et du Canada a crû de 10 points pour atteindre 40%. Certes, les détenteurs français possèdent encore plus d’un quart des actions de l'entreprise… mais la tendance est claire et la montée en puissance des États-Unis s’accentue encore si on considère seulement les actionnaires institutionnels, a souligné Patrick Pouyanné.
Pour TotalEnergies, s’installer à la Bourse de New York serait donc un moyen de devenir plus accessible aux investisseurs institutionnels américains et de mieux valoriser son positionnement hybride. Aujourd’hui, la major française investit davantage dans les énergies renouvelables que ses pairs américains Exxon et Chevron… Tout en continuant comme ces derniers d’augmenter sa production de pétrole et de gaz et de miser gros sur le GNL. Une stratégie que Patrick Pouyanné défend dans Bloomberg en pointant que la demande d’hydrocarbures augmente, et que cette activité permet d’investir dans la transition écologique tout en rémunérant les actionnaires.
Pourtant celle-ci ne trouve pas grâce aux yeux de nombre d'institutions financières européennes, qui évitent les valeurs pétrolières – y compris celle de TotalEnergies – en pointant le rôle central des combustibles fossiles dans le réchauffement climatique et l’incompatibilité des nouveaux projets d’extraction d'hydrocabures avec le fait de rester sous la barre des 1,5°C. Au premier trimestre 2024, la production et le raffinage de pétrole brut et de gaz naturel liquéfié (GNL) représentaient encore près de 90% du revenu opérationnel net de TotalEnergies.
Rattraper les supermajors américaines
L’or noir a encore la cote aux États-Unis et au Canada, au point que «les entreprises énergétiques européennes sont très décotées par rapport aux entreprises américaines», a souligné Patrick Pouyanné au Sénat. Un grief partagé par les grands pétroliers d’Europe, dont les britanniques Shell et BP, qui jugent depuis des années être moins reconnus en bourse que leurs homologues américains. Dans cette optique, s'installer à New York permettrait de doper la demande en action TotalEnergies, et donc la valorisation de l'entreprise.
De fait. Si l’on prend différents indicateurs couramment utilisés dans le milieu financier, et notamment le ratio entre le prix d’une action et les bénéfices de l’entreprise par action (PER), «un long consensus suggère que TotalEnergies s’échange à un prix moyen inférieur d’à peu près 20% par rapport à ses pairs pétroliers aux Etats-Unis», chiffre Christopher Kuplent, analyste de Bank of America, dans une note sur le sujet. Autrement dit : même si le prix de l’action TotalEnergies n’a jamais été aussi haut, celui-ci serait encore sous-évalué en comparaison de ceux de Chevron et d’Exxon.
Paradoxalement, cet écart s’explique en partie par les investissements consentis par TotalEnergies dans la génération d’électricité “bas carbone” (qui regroupe les renouvelables et les centrales à gaz du groupe), moins rentable que la production d’or noir, note l’analyste de BofA. D’ailleurs, si TotalEnergies note obtenir 10% de bénéfice net dans les activités électriques (en amortissant ses investissements sur plusieurs années), ce secteur reste aujourd’hui une source de perte de cash-flow et ne devrait commencer à apporter des fonds à l’entreprise qu’à la fin de la décennie. Une situation qui peut refroidir les ardeurs des investisseurs américains les moins soucieux du climat, qui préfèrent – à l’opposé de la vision en vogue en Europe – investir dans les super-majors américains qui se concentrent sur les hydrocarbures et la rentabilité actionnariale.
Dans cette situation, où TotalEnergies est vu comme trop vert d'un côté de l'Atlantique et trop arrimé au pétrole de l'autre, s’installer à la bourse de New-York resterait toutefois une opération incertaine économiquement et dangereuse symboliquement. Elle permet en revanche à TotalEnergies de mettre la pression, à un moment où le débat réémerge pour instaurer des taxes exceptionnelles sur les profits pétroliers, analyse Christopher Kuplent. TotalEnergies attend des preuves d'amour.