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SPECIAL: Qui peut gagner des millions en vendant des passeports en Afrique ?
information fournie par Reuters 10/01/2018 à 11:24

PASSEPORTS AFRICAINS SOUS LA LOUPE

PASSEPORTS AFRICAINS SOUS LA LOUPE

By David Lewis and Philippe Engels

MORONI, Iles Comores/BRUXELLES, 10 janvier 2018 - Ambassadeur itinérant pour les îles des Comores, accompagnateur à deux reprises de la délégation du pays à l’assemblée générale des Nations Unies, détenteur de trois passeports diplomatiques des Comores... Albert Karaziwan est un homme important pour ce petit archipel, situé au large de la côte est de l’Afrique. Même s’il n’y habite pas.

Ce n’est pas un homme politique, ni un diplomate professionnel, pas même un natif des Comores. Albert Karaziwan est un homme d’affaires né en Syrie, citoyen belge, et dont l’entreprise, Semlex Group, a produit des passeports et d’autres documents d’identité pour les Comores et une douzaine d’autres pays africains.

Reuters a pu prendre connaissance de certains courriels, documents officiels et contrats signés par Semlex. Ils révèlent qu’Albert Karaziwan a utilisé ses relations politiques pour faire des affaires aux Comores et dans d’autres pays africains, parfois sans passer par des procédures d’appel d’offre et quelques fois en effectuant des paiements à des intermédiaires.

Des décrets présidentiels ont également mise en lumière l’achat par des citoyens étrangers de passeports comoriens, fournis par Semlex. Reuters a pu déterminer qu’au moins deux acheteurs de passeports comoriens sont accusés par les autorités américaines d’avoir enfreint les sanctions contre l’Iran.

Les liens d’Albert Karaziwan avec le monde politique sont singuliers. Aux Comores, où Semlex a conclu un contrat de fourniture de passeports et d’autres documents en 2007, il a été nommé conseiller spécial et ambassadeur itinérant par l’ancien président Ahmed Abdallah Mohammed Sambi.

Sollicité par Reuters, Ahmed Abdallah Mohammed Sambi a indiqué qu’il répondrait mais ne l’a pas fait avant la publication de notre article.

Albert Karaziwan figure dans une base de données du gouvernement comorien indiquant qu’il possède trois passeports comoriens.

Cette base de données montre que son épouse belge, Catherine Laurent, a obtenu un passeport diplomatique comorien en 2010.

Leur fils de 27 ans, Alexandre, qui travaille pour une entreprise de conseil en informatique à Bruxelles, dispose aussi d’un passeport diplomatique comorien, tout comme certains employés de Semlex, toujours selon cette base.

Reuters n’a pas pu déterminer pourquoi les Comores ont délivré ces documents d’identité, ni la raison pour laquelle la famille Karaziwan et les associés de Semlex les auraient demandés. De tels passeports facilitent en général les voyages, ouvrent des portes et, dans certains cas, facilitent les affaires, selon les sources policières.

Albert Karaziwan n’a pas répondu aux demandes d’interview et aux questions transmises par Reuters. Un avocat basé à Bruxelles représentant Semlex, François Koning, a affirmé qu’un tiers non identifié manipulait Reuters dans le but de nuire à Albert Karaziwan et à sa société.

Catherine Laurent, quant à elle, a expliqué qu’elle ne jouait aucun rôle au sein de Semlex et qu’elle ne savait pas si elle détenait un passeport diplomatique comorien. “C’est possible, mais je n’en utilise pas, donc je ne suis pas sûre”, a-t-elle expliqué. Alexandre Karaziwan n’a pas répondu à nos multiples sollicitations.

Les activités d’Albert Karaziwan ont coûté cher à beaucoup de citoyens africains, selon les enquêtes de Reuters. En avril, Reuters a révélé comment l’homme d’affaires a conclu un accord visant à fournir des passeports biométriques à la République démocratique du Congo.

Pour ces passeports, les citoyens doivent payer 185 dollars (environ 155 euros) l’unité, contre 100 dollars (84 euros) auparavant. Sur ces 185 dollars, 60 vont directement à une société obscure du Golfe, possédée par un proche du président congolais Joseph Kabila, selon des documents et une source proche du dossier.

Aux Comores, une commission d’enquête parlementaire investigue actuellement sur la vente de passeports à des étrangers.

Son but : déterminer si le processus était légal, qui était impliqué et à qui bénéficiaient les revenus. Les enquêteurs ont découvert que plus de 2.800 passeports diplomatiques des Comores ont été délivrés depuis 2008, sur une population d’environ 800.000 personnes. Durant cette période, au moins 184 passeports diplomatiques ont été vendus à des non-Comoriens, selon les données recueillies par les enquêteurs.

Dans la mesure où Semlex produit tous les passeports comoriens, la commission enquête sur le rôle de l’entreprise à ce sujet.

Dhoulkamal Dhoihir, vice-président de l’Assemblée nationale comorienne et président de la commission d’enquête, a déclaré ceci: “Semlex est un acteur clé... Nous avons convoqué Albert Karaziwan pour qu'il vienne s’exprimer.”

La commission a donc convoqué Albert Karaziwan en septembre dernier, en espérant qu’il apporte de nouveaux éléments. La réunion a été reportée au 20 novembre. Mais il ne s'est pas présenté.

Fin décembre, Semlex a publié un communiqué niant toute implication dans l'émission de passeports et soulignant qu'elle relève des seules prérogatives des autorités locales. Les autorités comoriennes poursuivent leurs investigations.

POTS-DE-VIN

L’homme d’affaires est né à Alep, en Syrie, en 1958, au sein d’une famille de huit enfants. Il a déménagé dans les années 80 à Bruxelles pour ses études, puis s’est marié avec Catherine Laurent.

Au fil des années, Albert Karaziwan a investi dans l’immobilier, la restauration et l’hôtellerie, selon le site internet de son entreprise. Il a créé Semlex en 1992, et a fait fortune. Une copie de son CV partagée avec des collègues, en 2008, stipule que ses entreprises représentent une valeur cumulée de 100 millions d’euros.

Semlex est une entreprise familiale et n’est pas cotée en Bourse. Sa principale division, Semlex Europe, compte seulement une douzaine d’employés, selon les documents officiels. Mais Albert Karaziwan et ses associés ont œuvré en coulisses pour traiter des affaires d'une autre ampleur, selon les emails de Semlex analysés par Reuters.

Ainsi, en juin 2004, Helder Tavares Proenca, écrivain et homme politique, a été nommé représentant de Semlex en Guinée-Bissau, selon les documents de Semlex étudiés par Reuters.

En novembre 2005, il est devenu ministre de la Défense. Puis, dès le début de l’année 2006, Semlex a obtenu des contrats pour fournir le pays en passeports, visas, cartes d’identité et cartes de résidents étrangers, selon les copies des accords que Reuters a pu consulter.

Les documents de Semlex prouvent que l’entreprise a payé à Helder Tavares Proenca la somme d’au moins 80.000 euros (94.000 dollars) entre 2004 et 2009. L’homme politique a été assassiné en 2009. La police soupçonne que ceci est lié à un trafic de drogue.

L’équipe de Semlex qualifie certains paiements de "pots-de-vin", comme le prouvent certains courriels échangés au sein de l’entreprise et étudiés par Reuters.

En novembre 2010, Michèle Bauters, responsable administrative et financière de Semlex, a demandé à un employé de détailler comment il avait dépensé près de 80.000 euros en cash pour des opérations en Afrique.

Le principal intéressé a répondu en expliquant que 5.000 euros sur cette somme ont été consacrés à un "pot-de-vin qu’Albert Karaziwan m’a obligé de verser récemment".

En 2013, Semlex a étendu un contrat existant avec Madagascar, relatif a la fourniture de passeports et a plus que doublé les montants à payer.

Avec ce nouvel accord, les citoyens doivent payer 36,25 euros pour un passeport. Sur cette somme, l’Etat reçoit 2,5 euros et Semlex 33,75 euros, selon un contrat entre les deux parties. Semlex recevait précédemment 15,50 euros par passeport, d’après le précédent contrat.

Le coût de fabrication de ces passeports peut s’avérer modeste. Des factures de l’Imprimerie Nationale, une entreprise publique française, prouvent que Semlex a payé de 1,75 euros à deux euros par document d’identité afin de les fournir à Madagascar, au Gabon et aux Comores en 2007 et 2008. Semlex possède maintenant sa propre unité d’impression de passeports.

MISSION DIPLOMATIQUE

Grâce à ses nombreuses relations, Albert Karaziwan a permis à des non-Comoriens de devenir des représentants diplomatiques de l’archipel. De mai 2010 à mai 2011, il a été en contacts fréquents avec Ibrahim Fahmi Said, à l’époque ministre des Affaires étrangères comoriennes.

En juillet 2010, Albert Karaziwan a transmis à Ibrahim Frahmi Said le CV d’un homme d’affaires libanais, Nizar Dalloul. Il y a joint une lettre abordant la question de la nomination de Nizar Dalloul en tant qu’ambassadeur des Comores à l’UNESCO, à Paris.

"Comme on a déjà parlé au président, il serait bien d’avancer rapidement pour le faire nommer", a écrit Albert Karaziwan au ministre des Affaires étrangères. Nizar Dalloul a été officiellement nommé ambassadeur le 1er septembre de cette année, après un décret signé par le président des Comores.

Nizar Dalloul a indiqué à Reuters que la possibilité de devenir ambassadeur de l’UNESCO a émergé lors de ses discussions avec l’ancien président comorien Ahmed Abdallah Mohammed Sambi.

Il a expliqué que sa nomination en tant qu’ambassadeur a été abrogée peu après que l’ancien président comorien a quitté le pouvoir. Après cet événement, Albert Karaziwan n’a pas tenté de le rétablir dans ses fonctions, selon Nizar Dalloul.

Ibrahim Fahmi Said a expliqué à Reuters que les relations qu’il entretenait avec Semlex étaient uniquement liées à son travail en tant qu’avocat de cette entreprise, et qu’il n’a reçu aucun paiement de sa part en tant que ministre. Un porte-parole de l’UNESCO, joint par Reuters, n’a pas souhaité faire de commentaires à ce sujet.

Albert Karaziwan a aussi été impliqué dans un programme mis en place par le gouvernement comorien. Son but : fournir la nationalité aux populations Bidounes, bédouins apatrides, venant du Koweit ou des Emirats Arabes Unis. Ce programme a permis aux gouvernements du Golfe de doter les Bidounes de documents officiels sans pour autant leur offrir eux-mêmes la citoyenneté. Il a aussi donné aux Comores la possibilité d’augmenter leurs revenus, aux termes de la loi autorisant cette initiative.

Des documents du gouvernement comorien, datés de 2012, révèlent que le pays a reçu plus de 4.500 dollars pour chaque nationalité accordée.

Outre ce programme officiel, la citoyenneté comorienne et des passeports ont aussi été vendus à des personnes non Bidounes et ce, parfois, à des prix bien plus élevés, selon des enquêteurs comoriens et des sources ayant une connaissance directe du dossier.

Les passeports comoriens ont potentiellement de la valeur car ils offrent une citoyenneté sans obligations fiscales. Ils peuvent aussi être utilisés pour ouvrir des comptes bancaires et faciliter les voyages dans le Golfe, selon des fonctionnaires chargés de faire appliquer la loi.

L’ancien gouvernement comorien a permis que certaines de ces ventes soient gérées par une entreprise basée à Dubai, Lica International Consulting, selon un accord comorien avec Lica consulté par Reuters. Trois sources, dont une ayant une connaissance directe des opérations de Semlex, affirment que Lica est contrôlée par Albert Karaziwan. Quand un reporter de Reuters s’est rendu aux bureaux de Lica à Dubai, personne ne semblait être présent.

La principale mission de Lica consistait à sélectionner les candidats à la citoyenneté et à payer au gouvernement comorien 10.000 dollars par document octroyé, selon l’accord étudié par Reuters.

Deux sources ayant une connaissance directe des activités d’Albert Karaziwan ont dit que Lica a demandé au moins 100.000 euros pour fournir un passeport comorien.

Un décret présidentiel comorien, signé en mars 2016 et consulté par Reuters, présente une liste de 21 étrangers, dont un Américain, un Sud-Africain et plusieurs Syriens, soumise par Lica et dont les membres se sont ainsi vus octroyer la citoyenneté comorienne par le président. Un ancien membre du gouvernement comorien a révélé qu’il avait connaissance d’au moins 23 autres passeports vendus via Lica.

Un autre décret présidentiel comorien révèle qu’en juillet 2015, un dénommé Reza Malakotipour a obtenu la nationalité comorienne. Cet homme a été sanctionné en 2014 par les Etats Unies car il aurait fourni des équipements aux forces des Gardiens de la révolution islamique iraniens présentes en Syrie, et qu’il serait détenteur d’un passeport iranien.

Reuters n’a pas pu établir comment Reza Malakotipour a obtenu la citoyenneté comorienne et s’il a pu l’obtenir grâce à Lica ou Semlex.

Mohammad Zarrab, turco-iranien, fait également partie des individus ayant reçu la nationalité comorienne, selon un décret présidentiel comorien de juillet 2015.

Des procureurs américains ont accusé Mohammad Zarrab de violer les sanctions américaines contre l’Iran en concluant avec le pays des affaires portant sur des centaines de millions de dollars.

Reuters n’a pas pu établir comment Zarrab a obtenu la nationalité comorienne et s’il l’a acquise via Lica ou Semlex.

En 2016, un nouveau gouvernement est arrivé au pouvoir aux Comores. Selon Souef Mohamed El-Amine, l’actuel ministre des Affaires étrangères comorien, le gouvernement essaie actuellement d’établir combien de passeports ont été délivrés et qui les a reçus.

Le ministre a révélé à Reuters que le gouvernement dispose d’une liste de 100 personnes qui ont obtenu des passeports comoriens et qui représentent de potentiels risques pour la sécurité du pays.

"Cela ne change rien si ce sont des dizaines ou des centaines de personnes qui ont obtenu les passeports comoriens. Ce qui compte, c’est le principe en lui-même. Et c’est Semlex qui produit ces passeports", a-t-il expliqué.

ENQUÊTES BELGES

Le 7 mai 2012, le procureur du Roi de Bruxelles a envoyé une lettre à Albert Karaziwan, lui demandant de répondre à des questions liées à un potentiel blanchiment d’argent impliquant Semlex.

Durant l’année 2012, Albert Karaziwan a fait face à plusieurs interrogatoires à propos de Semlex et de ses activités, selon les documents du procureur que Reuters a pu consulter.

Le procureur bruxellois envisageait de recommander un audit par les autorités fiscales, ou de porter plainte contre Albert Karaziwan. Aucun des deux n’a été fait. Les enquêtes ont été abandonnées en 2012.

Les autorités belges ont décliné tout commentaire sur cette investigation, mais les services du procureur fédéral, à Bruxelles, ont indiqué en décembre 2017 à Reuters qu’ils étaient en train d’examiner les activités d’Albert Karaziwan.

Des sources proches des investigations précisent que l’enquête porte sur les activités de Semlex en République démocratique du Congo (RDC).

Semlex nourrit toujours l’espoir de développer encore ses activités dans ce pays. L'entreprise négocie un contrat de gré à gré visant à fournir des cartes d’identité aux 70 millions de citoyens de RDC, sur la bas d’une proposition du gouvernement congolais approuvée par son ministère du Budget.

Aucun accord n’a été finalisé. Mais si le contrat aboutit, il pourrait valoir 430 millions de dollars, selon le document en question.

Albert Karaziwan donne l’impression d’être très proche du gouvernement congolais, tout comme il l’a été des précédents dirigeants comoriens. Le gouvernement de la RDC est dirigé par le président Joseph Kabila, qui refuse toujours de se retirer, un an après la fin de son mandat.

En 2017, Albert Karaziwan s’est rendu à nouveau au siège des Nations Unies, selon le ministre des Affaires étrangères des Comores, qui l’a croisé sur place. Cette fois-ci, cependant, Albert Karaziwan n’accompagnait pas l’équipe comorienne. Il figurait parmi la délégation de la RDC.

(Charlotte Peytour pour le service français, édité par Marc Joanny.)

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