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La « dark romance » : les ambiguïtés d’un genre littéraire qui fascine
information fournie par The Conversation 18/12/2024 à 08:30
Temps de lecture: 8 min

En 2023, la romance représentait 7% du marché du livre en France et une part non négligeable de ce chiffre était occupée par la dark romance. (crédit : Adobe Stock / photo générée par IA)

En 2023, la romance représentait 7% du marché du livre en France et une part non négligeable de ce chiffre était occupée par la dark romance. (crédit : Adobe Stock / photo générée par IA)

Sous-genre littéraire apparu dans les années 2010 et devenu très populaire dans les années 2020, la «dark romance» (romance sombre) entre dans la catégorie des histoires d'amour malsaines, mettant en scène des relations parfois condamnées par la morale ou par la loi. Que nous dit le succès croissant de ces romans sulfureux qui présentent des relations amoureuses teintées de violences ?

L'ascension fulgurante de la «dark romance», portée par les réseaux sociaux comme TikTok avec le hashtag #BookTok, soulève des questions profondes sur les représentations amoureuses et la réception de ces récits par un public jeune, principalement féminin et qui peut être défini comme une audience passionnée. Controversés pour ses dynamiques de pouvoir et de violence, ces romans plaisent pourtant à de nombreuses lectrices et leur permettent de vivre des émotions intenses dans un cadre sûr. Comment comprendre ce phénomène ? Et surtout, comment accompagner les jeunes lectrices dans une réception critique, mais sans condamner leurs choix ?

Un genre en pleine expansion

Depuis le succès de Cinquante nuances de Grey d'E.L. James, la new romance est devenue une véritable locomotive économique dans l'édition, y compris chez le jeune lectorat. Du côté de la dark romance, les séries comme 365 jours de Blanka Lipińska ou Captive de Sarah Rivens ont atteint des millions de lecteurs et consolident la place de ce sous-genre dans l'industrie du livre.

En 2023, la romance représentait 7% du marché du livre en France et une part non négligeable de ce chiffre était occupée par la dark romance. Longtemps marginalisée, elle est aujourd'hui présente dans toutes les librairies ou presque, de nombreuses médiathèques, et a même son salon, le salon New Romance à Lyon, qui est devenu un rendez-vous incontournable pour des fans du genre de plus en plus nombreuses.

Un aspect essentiel de la dark romance est la prescription littéraire, par la manière dont ces romans circulent au sein de communautés en ligne. Sur TikTok via #BookTok, des milliers de vidéos les recommandent, on partage des extraits et des analyses émotionnelles des personnages. Les lectrices deviennent donc prescriptrices, échangeant entre elles dans un espace où l'émotion prime souvent sur la critique littéraire.

Cet espace communautaire crée un endroit où les romans sont discutés en dehors des circuits critiques traditionnels, les jeunes lectrices se réapproprient les récits, les partagent et créent un réseau d'influence, propulsant des titres qui n'auraient jamais connu un tel succès sans les réseaux socionumériques. Cette viralité explique en grande partie pourquoi des titres comme Captive ont été lus par des millions de personnes avant même leur publication officielle.

Recherche d'intensité émotionnelle

La dark romance explore les zones grises de l'amour et du désir. Elle se définit par des histoires où les relations de pouvoir sont au cœur de la trame narrative, la plupart du temps marquées par une violence latente ou explicite entre les protagonistes ; elles deviennent un terrain de jeu émotionnel complexe pour le lectorat dans lequel l'histoire d'amour, fond du roman, se termine toujours bien.

Dans ces romans les héroïnes se retrouvent fréquemment en situation de soumission face à des héros masculins dominants physiquement et/ou psychologiquement, récits souvent critiqués pour l'image ambiguë qu'ils véhiculent des relations amoureuses ; malgré cela, ils rencontrent donc un véritable engouement chez de nombreuses jeunes lectrices.

Ce qui distingue ce sous-genre des autres types de romances ( new romance , young adult ou new adult confondus), c'est donc l'intensité émotionnelle que les lectrices expérimentent à travers ces lectures. Contrairement à l'idée répandue selon laquelle ces romans encourageraient la violence, beaucoup de lectrices y voient une zone «safe» pour explorer des émotions fortes tout en gardant le contrôle.

C'est ici que se situe la spécificité de la dark romance : elle permet d'explorer des dynamiques de pouvoir et de soumission tout en restant dans un cadre purement fictionnel. À l'image d'un film d'horreur, sa lecture provoque de la peur, du suspense, mais lorsque le livre est fermé, tout s'arrête. Son succès peut être vu comme le symptôme d'un malaise contemporain de plus en plus palpable, principalement chez les jeunes.

Dans une société marquée par des mouvements comme #MeToo, où la question de la représentation des violences sexistes et sexuelles est au cœur des débats, ces romans peuvent sembler en contradiction avec les discours sur l'égalité des sexes et le consentement, mais ce n'est pas aussi simple.

Prendre conscience des excès et non les banaliser

Les jeunes lectrices de dark romance ne sont pas les consommatrices passives que la doxa se plaît à imaginer, elles lisent, beaucoup, parfois plusieurs romans par semaine, la plupart du temps plusieurs par mois. Comme le montrent les premières enquêtes sur le sujet dont l'une menée auprès de lycéennes en mai-juin 2024, ces lectrices font preuve d'un véritable recul face aux rapports de domination et de violence présents dans les romans. Une lycéenne interrogée par Arnaud Genon, PRAG à l'INSPÉ de l'Académie de Strasbourg, exprimait que ces textes pouvaient sensibiliser le lectorat à la violence de certains comportements : « C'est une bonne chose de montrer aux lecteurs la violence de ces actes pour qu'ils se rendent compte de l'absurdité de celle-ci. » Cette citation illustre une réception où l'émotionnel est canalisé pour prendre conscience des excès plutôt que de les banaliser.

La dark romance, loin d'être une simple lecture incitative à la violence, peut donc jouer un rôle préventif même si cette compréhension varie en fonction de la maturité et de l'âge des lectrices comme l'indiquent certaines d'entre elles, inquiètes que de très jeunes filles plus immatures aient accès à ce type de contenu. Cela met en lumière l'importance d'accompagner ces lectures, de favoriser un cadre où les jeunes peuvent en parler librement avec des proches ou au sein de communautés de lecture critiques, pour éviter toute lecture de premier degré ou les laisser s'abreuver jusqu'à plus soif sur Wattpad, plate-forme collaborative de partage de narration, où elles lisent non-stop les mêmes choses (ou pire) en catimini.

Cet acte de lecture peut donc s'apparenter à une catharsis, il renvoie au miroir de nos angoisses contemporaines. Les lectrices traversent des expériences émotionnelles puissantes, conflictuelles, mais en sécurité car elles savent qu'elles ont le contrôle sur le récit.

Dans une société où les jeunes femmes sont régulièrement confrontées à des injonctions paradoxales dans beaucoup de domaines, et notamment autour des notions de liberté et de soumission, la dark romance offre un territoire d'exploration de ces tensions, sans qu'elles n'aient à les vivre réellement. L'émotionnel devient alors le nœud central de la réception.

Ces jeunes lectrices sont pleinement conscientes de leur caractère fictif, et comme lieu d'exploration, certaines voient même derrière les dark romances l'émancipation féminine : la jeune héroïne contrainte et sous emprise qui va se dégager de ce carcan et grandir. La série Captive en est un exemple : entre le Tome 1 et le Tome 2, les relations entre les personnages sont complètement renversées, et certaines jeunes femmes ne voient dans ce roman qu'une histoire de libération d'une femme sur son passé difficile. Autant d'interprétations que de lectrices en réception de la lecture, dark romance comprise.

Le succès de ces romans perdure donc, car ils offrent une forme de réconfort face à l'incertitude des relations humaines dans le monde réel : l'héroïne finit par «guérir» son bourreau, ou par prendre le contrôle de la relation. Cette idée de rédemption, malgré la violence initiale, redonne une forme de maîtrise aux lectrices, qui voient dans ces contenus un espace d'exploration des relations interpersonnelles complexes sans accepter pour autant ces comportements dans leur propre vie.

Pour certaines des lectrices, c'est la mère ou la grande sœur qui ont initié cette découverte, et il n'est pas rare de voir des mères avec leurs filles choisir chacune une dark romance dans les rayonnages pour ensuite se les échanger une fois lues. Dans les milieux les plus ouverts, la lecture de ces récits est accompagnée par des discussions et des échanges au sein du cercle familial. Dès que la parole circule, la lecture devient un espace critique et réfléchi, évitant les interprétations simplistes ou dangereuses, s'inscrivant dans la prévention plutôt que dans l'incitation.

Vers un accompagnement nécessaire

La dark romance et sa lecture, en tant que phénomène de société, ne devraient pas être diabolisées mais accompagnées. La question de sa réception par de très jeunes lectrices (moins de 14 ans) soulève des questions légitimes. Plutôt que de condamner cette lecture, il semble plus productif de l'accompagner, d'en discuter avec elles, et de créer des lieux où elles peuvent réfléchir aux représentations qu'elles rencontrent dans la fiction.

Leurs réactions sur les réseaux sociaux telles que «Oh, il est super beau Ash, moi j'aimerais un mec comme ça» (sic), inquiètent souvent les observateurs extérieurs. Pourtant il est important de rappeler qu'il s'agit d'adolescentes, généralement plus en quête de provocation que d'identification sur les réseaux socionumériques.

Leur engagement avec ces personnages est plus un jeu qu'une réelle aspiration, et nous ne devons pas étudier la réception de la dark romance chez les jeunes à travers notre prisme adulte. Au contraire, nous devons replacer leurs réactions dans leur contexte de vie, où la provocation, l'expérimentation et le besoin d'explorer des identités multiples sont des comportements courants.

Pour reprendre les mots d'Hervé Glevarec, directeur de recherche au CNRS, sociologue des pratiques culturelles et médiatiques contemporaines : «Le goût culturel ne peut plus être pensé indépendamment du contexte dans lequel il s'exprime ; il est façonné par les situations sociales et les réseaux de sociabilité».

La dark romance, en ce sens, devient ce terrain de jeu émotionnel où les adolescentes peuvent exprimer des désirs, des frustrations et des fantasmes, tout en sachant qu'il s'agit de fiction, alors il ne s'agit pas de savoir si ces jeunes lectrices doivent ou non lire des dark romances, mais de s'assurer qu'elles le font dans un cadre où elles peuvent en parler, et comprendre ce qu'elles explorent à travers leurs lectures. Ce genre, violent et transgressif, n'est pas une simple lecture coupable : c'est bien un espace où elles peuvent se confronter à ces histoires, en sécurité, et où elles les dominent.

Par Magali Bigey
Maîtresse de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication, Laboratoire ELLIADD, Université de Franche-Comté – UBFC

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Cet article est issu du site The Conversation