Bonjour à tous !
Nous entendons sans cesse ce grondement sourd, cette vibration qui annonce l'arrivée imminente d'un train fantôme : l'invasion russe. Cette mélodie du vide résonne dans les salles feutrées des chancelleries comme dans les conversations ordinaires. La crainte s'est cristallisée, figée dans l'ambre d'une certitude presque religieuse.
Mais posons-nous un instant cette question cruciale : si Poutine nourrissait réellement l'ambition démesurée d'une conquête européenne, n'aurait-il pas déjà agi au lieu d'attendre patiemment que l'Europe s'arme jusqu'aux dents ?
Le paradoxe du timing, révélateur d'intentions
Regardez attentivement la chronologie des événements depuis une décennie. Quand l'OTAN était affaiblie par les dissensions transatlantiques, quand l'Europe militaire n'était qu'un concept éthéré flottant dans l'imaginaire des idéalistes de Bruxelles, quand les budgets de défense s'étiolaient comme des fleurs sans eau - c'était là le moment d'agir pour qui aurait eu des velléités impériales. Comme la BNS abandonnant son peg sur l'EURCHF quand la pression devient intenable, Poutine aurait saisi cette fenêtre d'opportunité avant qu'elle ne se referme.
Or, qu'a-t-il fait ? Une intervention ciblée en Crimée. Une guerre localisée en Ukraine. Des actions qui, bien que contestables sur le plan du droit international, révèlent une stratégie régionale, pas continentale. L'ours russe a montré ses griffes mais n'a pas quitté sa forêt. Pourquoi attendre que l'adversaire se renforce, sinon parce que l'affrontement général n'a jamais figuré au programme ?
La rationalité froide de la géopolitique russe
La Russie, depuis Pierre le Grand, cherche des accès aux mers chaudes, des zones tampons, une sécurisation de ses frontières occidentales. L'histoire nous enseigne que l'empire, qu'il fût tsariste ou soviétique, a toujours poursuivi cette constante géopolitique. Aujourd'hui, la stratégie poutinienne s'inscrit dans cette continuité historique - pas dans une rupture fantasmée.
Et si nous inversions le prisme ? Imaginons un instant l'absurdité stratégique d'une Russie tentant de conquérir un continent doté de l'arme nucléaire, soutenu par la première puissance mondiale, et désormais réarmé. Ce serait comme jouer aux échecs en sacrifiant volontairement sa reine dès l'ouverture. Même un joueur médiocre comprend l'ineptie d'une telle manœuvre.
La fabrication sociale d'une menace existentielle
Alors pourquoi cette peur tenace ? Comme je l'évoquais dans mes réflexions sur le covid, n'y a-t-il pas dans cette hystérisation collective un processus commode pour nos élites ? La peur de l'invasion russe ne joue-t-elle pas aujourd'hui le même rôle structurant que la menace invisible du virus hier ?
La menace extérieure - qu'elle soit microbiologique ou géopolitique - possède cette vertu cardinale de justifier les sacrifices, de légitimer les dépenses, de souder les rangs. Et ils accepteront toutes les dérives mises en œuvre pour nous "protéger". Comme Benjamin Franklin l'avait pressenti, la peur est le meilleur architecte des abandons de liberté.
Le grand théâtre des illusions stratégiques
L'Europe s'est enfermée dans un paradoxe : plus elle se renforce militairement par crainte d'une invasion improbable, plus elle rend cette invasion impossible, validant ainsi sa propre paranoïa dans une boucle autoréférentielle parfaite. Tel le ressort comprimé dont les entraves volent en éclats, nous comprimons nos sociétés sous le poids d'une menace dont la substance s'évapore à mesure qu'on l'examine.
Examinons froidement les capacités réelles. L'armée russe, malgré sa modernisation, s'est révélée moins efficace qu'anticipé en Ukraine. Les sanctions économiques, quoi qu'on pense de leur efficacité, ont compliqué le financement d'une machine de guerre expansionniste. Les difficultés logistiques, déjà évidentes sur des distances relativement courtes, deviendraient insurmontables à l'échelle continentale.
Au-delà de la peur : vers une lecture lucide
Est-ce à dire que la Russie n'est pas un acteur géopolitique majeur avec lequel il faut compter ? Certainement pas. Est-ce à dire que les tensions à ses frontières sont imaginaires ? Nullement. Mais entre la vigilance raisonnable et la terreur irrationnelle s'étend un vaste territoire que nous avons déserté.
La vraie question devient alors : à qui profite cette peur ? Qui tire les ficelles de ce théâtre d'ombres où nous projetons nos angoisses collectives ? Cette inquiétude d'une invasion continentale russe n'est-elle pas le masque commode d'autres enjeux moins avouables ?
Conclusion : l'œil sur l'avion
Hypnotisés par le spectre d'une invasion russe improbable, nous négligeons peut-être les véritables défis - énergétiques, économiques, environnementaux, sociaux - qui menacent réellement la stabilité européenne.
La Russie joue sa partition dans le concert des nations, avec ses intérêts propres, ses lignes rouges, son histoire complexe. Comprendre sa stratégie réelle exige de s'extraire des narrations simplistes qui réduisent Poutine à un conquérant irrationnel prêt à sacrifier son pays sur l'autel d'ambitions napoléoniennes.
Si vous souhaitez réellement anticiper les mouvements de l'échiquier géopolitique, rappelez-vous que les tensions entre Ukraine et Russie courent sur plusieurs siècles et que Kiev est le berceau de la Russie d'aujourd'hui. Ces profondeurs historiques expliquent bien mieux les actions russes que les caricatures d'un expansionnisme sans limites.
La peur peut être un conseiller, mais c'est toujours un mauvais maître. Écoutons plutôt ce que nous dit la froide raison géostratégique : Poutine est peut-être beaucoup de choses, mais certainement pas un joueur d'échecs assez médiocre pour s'engager dans une partie qu'il saurait perdue d'avance.
Bien à vous